Le pouvoir de l’imaginaire

Portrait

Le pouvoir de l’imaginaire

Penda Diouf par Aïnhoa Jean-Calmettes

S’il y a deux endroits où Penda Diouf se sent le mieux au monde – les bibliothèques et les salles de spectacle –, l’amour des premières a précédé celui des secondes. Enfant, elle trompe l’ennui en arpentant les rayonnages de la médiathèque. L’apprentissage du pouvoir de l’imaginaire est aussi celui d’un manque : parmi toutes ces histoires, où sont celles écrites par des auteurices partageant des pans de la sienne ? « Les personnes appartenant à des groupes minoritaires grandissent sans avoir accès aux mêmes représentations que les autres, soit parce qu'elles sont absentes, soit parce qu’elles sont stéréotypées », explique-t-elle. Cette expérience sera fondatrice. Si ces textes n’existent pas, elle les inventera. À tout juste 19 ans, alors qu’elle n’est presque jamais allée au théâtre, elle laisse un temps de côté son tropisme pour la poésie pour composer Poussière, sa première pièce.
 

Pluraliser les imaginaires

Quelque quinze ans plus tard, devenue l’une des rares autrices dramatiques françaises à vivre de son art, Penda Diouf garde un souvenir attendri de cette première oeuvre, écrite en deux semaines. Son caractère « un peu scolaire » la touche peut-être d’autant plus qu’il lui aura fallu du temps pour se débarrasser des codes du classicisme et se sentir libre. « A posteriori, je me rends compte qu’il s’agissait moins d’une question formelle que de s’autoriser à dire vraiment les choses. » Elle en rit avec douceur. « Dans ce premier texte, j’étais beaucoup dans la retenue et la métaphore, pour qu’on ne comprenne pas exactement de quoi je voulais parler, mais en parler quand même ». Il lui aura aussi fallu écrire, quotidiennement, pour comprendre que « assumer et questionner sa vulnérabilité permet paradoxalement de dire les choses en étant plus solide ».

Penda Diouf a peut-être trouvé sa voix progressivement, mais l’élan premier qui l’a poussée à prendre la parole n’a pas changé : « J’ai envie de raconter des histoires qui me concernent, mais j’ai aussi envie d’en raconter d’autres : celles qui n’ont pas été entendues parce que, concernant des groupes minoritaires et dominés, elles ont été marginalisées. » Un engagement qu’elle tient comme autrice, mais aussi comme co-fondatrice, aux côtés d’Anthony Thibault, du label Jeunes textes en liberté qui travaille depuis dix ans à pluraliser les imaginaires du théâtre contemporain français.

Dix ans après Poussière, elle mêle dans Pistes… (présentée en juillet 2021 à la MC93) l’expérience autobiographique d’un voyage en Namibie et l’histoire du massacre des Hereros et des Namas, premier génocide du xxe siècle, jamais reconnu comme tel. C’est sans doute dans ce texte que la métaphore de l’écriture comme couture est la plus frontalement assumée. « Coudre est quelque chose de très concret : se remettre à la tâche, tous les jours, essayer de tisser le plus finement possible pour que la trace du fil disparaisse. Mais c’est aussi un geste de soin : nommer ce qui n’a pas été nommé, le faire entendre, et par là le faire advenir, a le pouvoir de soigner certains traumas. » Dans un roman à paraître – qu’elle présentera pour la première fois lors de la rencontre du 14 décembre – Penda Diouf rend ainsi hommage à Julius Eastman, génie de la musique dont l’oeuvre et la vie sont aujourd’hui injustement méconnues. À la faveur de longues résidences, dans le Nord puis en Normandie, elle s’est penchée sur la mémoire oubliée de la terrifiante répression de la grève de 1948 (Noire comme l’or) et sur les pratiques de sorcellerie, vivaces, mais renvoyées du côté de la superstition par mépris de classe (Mots dits). Dans Gorgée d’eau, elle offre une possibilité d’autodétermination à la plus silenciée des minorités politiques : l’enfance. Au sortir du Covid, alors que les habitants de Seine-Saint-Denis avaient été une fois de plus stigmatisés comme « mauvais élèves », elle a mené des ateliers d’écriture à la MC93 pour qu’ils puissent écrire leur propre récit avant de composer avec eux un documentaire diffusé dans l’émission « L'Expérience » de France Culture.
 

« Il est essentiel que les outils de l’écriture soient les outils de tout le monde, et pas seulement d’une élite. Parce que c’est la multiplicité d’expériences et d’affects, ajoutés les unes aux autres, qui fait communion, “ vivre-ensemble ” et universalisme. »

Porosités

Penda Diouf n’a jamais cessé de penser la transmission dans la droite continuité politique de son travail d’autrice. « Il est essentiel que les outils de l’écriture soient les outils de tout le monde, et pas seulement d’une élite. Parce que c’est la multiplicité d’expériences et d’affects, ajoutés les unes aux autres, qui fait communion, “ vivre-ensemble ” et universalisme. » En revanche, ces outils doivent être choisis avec précision : ne comptez pas sur elle pour tomber dans le piège de l’injonction au documentaire faite aux personnes minorisées. « Bien sûr qu’on nous pousse à écrire du théâtre documentaire ou des témoignages alors qu’ils ont toujours été considérés comme des sous-littératures. Bien sûr qu’il y a une injonction à parler de soi, à raconter combien la vie a été difficile et combien la France nous a permis de nous élever socialement. » Si les situations théâtrales de Penda Diouf partent le plus souvent de faits réels, elles basculent inexorablement dans la fiction, aux confins du rêve. Ainsi La grande Ourse, mise en scène cette année par Anthony Thibault (du 7 au 17 décembre 2024 à la MC93), s’ouvre sur une scène à peine tirée vers la dystopie : une femme est arrêtée pour avoir laissé traîner un papier de bonbon dans la rue. Sa colère face à l’injustice précipite sa métamorphose. Aux frontières entre les genres littéraires, l’autrice préfère la richesse de la porosité ; aux identités assignées, elle substitue des transformations sans fin. Dans Soeur·s, nos forêts aussi ont des épines, qu’elle créé avec Silvia Costa en décembre à la Comédie de Valence (du 5 au 15 février 2025 à la MC93), matériaux politiques, scientifiques et sensibles s’allient pour explorer les complexités de nos désirs de sororité. Peut-être apprendrez-vous à l’occasion l’existence des cellules chimères, phénomène biologique de survivance, à l’état cellulaire, d’un jumeau n’ayant jamais existé. « Les êtres humains restent campés sur leurs étiquettes, pourtant les cellules voyagent, migrent… » Le monde et nos corps sont tellement plus vastes que cela.